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Petite mécanique des mots
15 octobre 2006

Le fantôme des étés passés

Ca commence avec le petit déjeuner. Un gros tronçon de baguette, fendu, beurré, saupoudré de chocolat râpé. Râpé au couteau, ce qui fait des copeaux. C’est un truc de Mamie. Elle fait ça avec un couteau de table, manche de bois et lame de fer, usée par le fusil.

J’ai du boire quelque chose, aussi. Trop jeune pour le café... c’est du chocolat sans doute. On va dire un chocolat. Je quitte la cuisine et traverse la pièce principale, à la fois salle à manger et salon, avec ces meubles, faits d’une sorte de gros rotin verni, cloué grâce à de petites pointes dorées : un banc, qui fait mal aux fesses et ce gros buffet où l’on range les cartes, les petits chevaux, la piste de yam’s au tissu vert billard, ainsi que les bouteilles d’apéritif. Du coup ça sent un peu l’anis mêlé au bois. J’aime bien le canevas accroché juste au dessus.

Mamie a du rester à la cuisine. Papi je ne me souviens pas. Il est sans doute sorti acheter le journal, Sud Ouest, édition de Bordeaux, bien que l’on soit au pays basque. A Biarritz. Les cigarettes, grosses et brunes, dans leur drôle de paquet bleu à tiroir, ce sont des Gitanes, la marque familiale. Elles auront papi.

Je traverse donc cette pièce et ses gros meubles et je passe dans la chambre. Ce ne sont pas encore des lits superposés. Les cousins ne sont pas si nombreux. Il y a deux lits jumeaux, séparés par une table de chevet – dans le même rotin. Je prends mes affaires de plage. C’est juste une serviette et des claquettes rouges et bleues en plastique moulé. Ce que je porte ? Un bermuda et un t-shirt, comme toujours. Un coucher de soleil me barre la poitrine.

J’ouvre la fenêtre et me hisse tant bien que mal. Cette opération est rendue ardue par le garde-corps, dispositif superflu puisque c’est le rez-de-chaussée. Je me laisse glisser pour prendre pied sur le rebord qui fait le tour du bâtiment, à sa base. A dix centimètres au dessus du sol, à peine. L’objectif, le jeu plutôt, consiste à rester sur ce rebord pour atteindre l’entrée. C’est un jeu, puisqu’il me suffirait d’aller tout droit pour rejoindre l’allée et gagner la rue. Mais il me faudrait traverser de gros graviers bruyants, ces cailloux qui se glissent entre pied et claquette, il me faudrait piétiner dans ces sales graviers qui empêchent de bien marcher, comme du sable plus gros. Et puis c’est beaucoup moins drôle. Alors que là je contourne l’immeuble sur un rebord de trente centimètres de large, glissant, exposé aux vent, à une chute fatale et au repas des crocodiles... Faisant fi de tous les dangers, des pygmées, d’une poignée réducteurs de têtes jaillis de « l’oreille cassée » et des dakoïts de l'Ombre jaune. J’arrive à gagner l’entrée, l’allée bitumée et la rue.

C’est une belle matinée d’été. Le soleil commence à peine à chauffer. Il y a un peu d’air. Le trottoir descend comme une introduction, une promesse. Je sais où il mène.

Je descend la rue, laissant courir mes doigts sur le béton râpeux des murs de la résidence. Ca écorcherait presque, pas vraiment. Jusqu’ici rien de bien extraordinaire. J’arrive sur une place triangulaire, passe devant le petit Casino. A l'ombre, ca sent le melon. Le patron se tient dehors en tablier, près de son étal surchargé de cagettes et de cartons. Je continue, tourne à droite au coin de la pâtisserie, spécialité de gâteaux basques et de roulés au citron. Je passe au soleil. Quelques pas à peine et j’atteins la droguerie. Le nom, me fascine : droguerie, ce n’est pas banal. Et puis il y a l’odeur, celle des accessoires de plastique encore neufs et de tous les produits chimiques stockés à l’intérieur. Un intérieur sombre par rapport à la luminosité du dehors, que je n’ai jamais exploré, où les gens doivent vivre dans une pénombre perpétuelle. Il y a enfin, sur le seuil, l'étal, un saisissant bric-à-brac où figurent pèle mêle des chaussure pour aller aux crabes, des pelles, des seaux avec des créneaux, d’autres pelles, des palmes noires en caoutchouc rendu odorant par la chaleur, des masques pour nager sous l’eau… Souvent je m’y arrête un moment.

Pas aujourd’hui : je continue, passe devant la boutique du boucher, tablier vichy et petite moustache soignée, puis le long du cinéma. Il y a à dire à son sujet. A commencer par le fait qu’il ressemble à tout sauf à un cinéma, justement. Mais l’épicerie fine, juste après, captive tout de suite mon odorat. A cette heure de la matinée elle embaume la rue. On y torréfie du café.

Plus loin il y a un très vaste garage automobile aux vitres brisée, à l’odeur étrange de gaz d’échappement froids. Pour changer, avant de l’atteindre, las de descendre, je tourne à nouveau sur ma droite. La rue, entre les villas massives, monte vers le phare. Je dépasse «crocodillos», une résidence secondaire aux fenêtres de laquelle sèchent toujours des serviettes de plage. Me voici au plus haut de mon trajet, à un carrefour. Ensuite, ça redescend.

Je regarde bien des deux côtés, comme on me l’a recommandé. A gauche l’avenue s'éloigne vers le centre-ville, en passant devant l’église orthodoxe au dôme d’azur façon antirouille. A droite elle monte vers le phare. Face à moi, à ma hauteur, au dessus des bâtiments qui bordent la plage : le ciel. Bleu, tendu en travers de l’espace.

Je traverse sur le passage piéton, m’engage dans une nouvelle descente, raide cette fois, qui mène à un escalier. Les volées de marches s’engagent dans l’ombre humide et saline entre deux hautes villas, un détroit sombre… Le moment que j’attendais.

Le cœur me bondit dans la poitrine. Je découvre la mer. Entre ces deux pans de pénombre, en bas de cet escalier. Une bande de vent, soudain, de lumière et d’écume. De bruit, aussi, celui des vagues, du ressac. Le grondement des rouleaux. Le son effervescent de l’écume sur le sable - que je ne peux encore qu'imaginer.

Tout se fige. Ca fait trois bandes : deux obscures et silencieuses qui encadrent cette ouverture vers la mer, vers l’élément mouvant, intense, vert et profond.

C’était dans mon enfance. A l’époque c’était toute ma vie.

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